Le Haut-Karabakh condamné à la famine dans l’indifférence de la communauté internationale

Le Haut-Karabakh condamné à la famine dans l’indifférence de la communauté internationale

La situation des quelque 120 000 personnes qui vivent au Haut-Karabakh, enclave arménienne au sein de l’Azerbaïdjan revendiquée aussi bien par Erevan que par Bakou, est aujourd’hui tragique.

Coupés du reste du monde, et spécialement de l’Arménie, les habitants, des Arméniens ethniques, voient se profiler le spectre d’une famine désastreuse, imposée par les autorités azerbaïdjanaises, qui souhaitent ainsi les contraindre à l’exode.

Ni la Russie, pourtant supposée proche de l’Arménie, et dont des forces de maintien de la paix sont déployées dans la région, ni les pays occidentaux n’interviennent pour empêcher la catastrophe humanitaire qui s’annonce. Comment l’expliquer ?

Des décennies de conflit tantôt violent, tantôt "gelé"

Cette carte montre la répartition des terres consécutive à l’accord de paix en 2020. Les Arméniens ethniques du Haut-Karabakh sont désormais coupés de l’Arménie, les zones séparant les deux territoires ayant été reprises par l’Azerbaïdjan. kamilewski/Shutterstock

Le Haut-Karabakh est une région disputée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis la chute de l’Union soviétique. Dans les années 1920, cette zone peuplée à plus de 90 % d’Arméniens avait été rattachée à la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan. En 1991, après la chute de l’URSS, le Haut-Karabakh proclame son indépendance. Bakou envoie l’armée. Soutenu par l’Arménie, le Haut-Karabakh (dénommé Artsakh par les Arméniens) finit, en 1994, par remporter, cette guerre au bilan très lourd (plusieurs dizaines de milliers de morts). L’Arménie et le Haut-Karabakh conquièrent à cette occasion sur l’Azerbaïdjan des terres dont ils décident de conserver le contrôle, afin d’établir un cordon sanitaire autour du Haut-Karabakh et d’être directement liés l’une à l’autre.

Au cours des près de trente années écoulées depuis, l’Arménie, qui n’a elle-même jamais reconnu l’indépendance du Haut-Karabakh, n’a signé aucun traité de paix avec l’Azerbaïdjan. Pendant ce temps, l’Azerbaïdjan a préparé sa revanche, maintenant ses réfugiés dans des habitations provisoires malgré les richesses induites par les exportations d’hydrocarbures (à l’inverse de l’Arménie, l’Azerbaïdjan dispose d’importantes réserves de pétrole et de gaz).

En 2018, une révolution de velours se produit en Arménie. Elle porte au pouvoir le journaliste et jusqu’alors opposant politique Nikol Pachinian, ce qui suscite des espoirs, désormais quasi évaporés, de démocratisation et de lutte contre la corruption. Vladimir Poutine y voit un parallèle avec la Révolution orange (2004) et la Révolution de la Dignité (2013-2014) en Ukraine, ainsi qu’avec la Révolution des Roses en Géorgie (2003). C’est pourquoi il n’intervient pas en septembre 2020 quand, alors que les frontières sont fermées et que le monde a les yeux rivés sur les statistiques du Covid-19, l’Azerbaïdjan attaque violemment le Haut-Karabakh.

Après quarante-quatre jours, l’Arménie et l’Artsakh, mal préparés, doivent s’avouer vaincus. Les protocoles du 9 novembre 2020 prévoient la restitution des districts de Kelbajar, Aghdam et Lachine à l’Azerbaïdjan, et l’installation d’une force russe de maintien de la paix sur le corridor de Lachine, afin d’assurer la sécurité le long de cette voie essentielle pour le transit des biens et des personnes entre l’Arménie et le Haut-Karabakh.

L’impact de la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine a bousculé les rapports de force dans la région. Les sanctions adoptées contre la Russie ont officiellement porté un coup d’arrêt aux exportations d’hydrocarbures russes vers l’Europe. Mais quelques jours avant le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Ilham Aliev, l’inamovible et très autoritaire président de l’Azerbaïdjan, qui a succédé en 2003 à son père Heïdar Aliev après le décès de celui-ci, s’était rendu à Moscou, où il avait rencontré Vladimir Poutine. Lors de ces discussions, il avait été question de la capacité de l’Azerbaïdjan à augmenter ses exportations de gaz vers l’Europe.

En novembre 2022, l’Azerbaïdjan a conclu un accord avec la Russie : celle-ci y exporte une partie de son gaz, lequel est ensuite réexporté vers l’Europe. L’UE achète le gaz de Bakou, fermant les yeux sur son origine réelle.

Les déclarations d’Ursula von der Leyen selon lesquelles l’UE serait parvenue à mettre fin à sa dépendance énergétique envers la Russie ne sont donc que poudre aux yeux, et destinées à entretenir une posture diplomatique acceptable dans le cadre de la réponse européenne à l’invasion de l’Ukraine. Les conséquences de cette posture sont toutefois extrêmement graves pour les Arméniens.

En concluant son accord sur le gaz avec l’Azerbaïdjan, l’Europe a renforcé la position d’une dictature dont tous les indicateurs sont encore plus alarmants que ceux de la Russie, dans sa région et sur la scène internationale. Convaincues que plus personne ne volerait au secours des Arméniens, et se trouvant en position de force face à la Russie, les autorités azerbaïdjanaises ont bloqué le corridor de Lachine à partir du 12 décembre 2022.

Dans un premier temps, le pays a envoyé de faux éco-activistes, qui ont bloqué le corridor au nom de prétendus prétextes environnementaux. Cette opération était cousue de fil blanc : d’une part, Ilham Aliev lui-même a encouragé les manifestants, et d’autre part, les véritables éco-activistes azerbaïdjanais ont été arrêtés dans le cadre d’autres manifestations. Le 23 avril 2023, sous les yeux des soldats de la paix russes, et malgré l’accord de 2020, l’Azerbaïdjan a installé un checkpoint à Lachine. Plus rien, ni personne, n’a pu ni entrer, ni sortir, sans l’accord des autorités azerbaïdjanaises.

L’étranglement du Haut-Karabakh

À partir de décembre 2022, c’est donc le CICR qui a pris le relai afin de transporter les malades du Haut-Karabakh vers l’Arménie. Pour ce faire, il se met toujours d’accord avec les autorités azerbaïdjanaises locales. Pourtant, le 29 juillet 2023, et malgré l’accord préalable de ces autorités, les Azerbaïdjanais ont arrêté le convoi transportant Vagif Khachatryan vers Erevan pour des soins urgents. L’homme a été accusé d’avoir participé au massacre de Meshali le 22 décembre 1991, quand des soldats arméniens ont tué vingt-deux villageois azerbaïdjanais. Seulement, les investigations menées notamment par le défenseur des droits arménien ont montré que celui qui a participé à ces crimes était un homonyme, car l’homme arrêté n’a été enrôlé dans l’armée que l’année suivante.

Par ailleurs, tous les Arméniens ont à un moment ou à un autre pris part au conflit. Si avoir participé à l’une des guerres devient un crime, c’est toute la population qui est menacée d’arrestation. L’arménophobie est systémique en Azerbaïdjan, surtout depuis la fin de l’URSS. Dans les manuels scolaires, les Arméniens sont dépeints comme des barbares assoiffés de sang. Les thèses officielles azerbaïdjanaises présentent les Arméniens du Karabakh comme des intrus s’étant installés par la force sur des terres volées aux Azerbaïdjanais. Ils font d’ailleurs la même chose avec la République d’Arménie, montrant ainsi que le projet n’a jamais été de récupérer le Haut-Karabakh mais bien d’achever la connexion terrestre entre l’Azerbaïdjan et la Turquie. Tout chercheur en sciences humaines sait pourtant que la démographie est plurielle au sein de confins d’empires comme le Caucase.

En outre, si tous les crimes de guerre doivent être condamnés, il convient alors, afin de construire la paix, que les crimes de guerre commis par l’Azerbaïdjan soient aussi poursuivis. Or ce n’est pas l’attitude Bakou, au contraire, comme le montre notamment le cas Ramil Safarov. En 2004, lors d’un exercice parrainé par l’OTAN en Hongrie, ce soldat azerbaïdjanais a assassiné à coups de hache et dans son sommeil le militaire arménien Gurgen Margarian. Condamné à la perpétuité en 2006, il a été extradé en 2012 vers l’Azerbaïdjan, où il a été accueilli en héros et gracié par Ilham Aliev lui-même. L’invocation des crimes de guerre – uniquement arméniens – est utilisée par les autorités de Bakou afin de justifier leurs actions visant les populations arméniennes du Haut-Karabakh.

Le 15 juin 2023, l’Azerbaïdjan a finalement interdit au CICR de passer par le corridor de Lachine, accusant ses employés de trafic, notamment de téléphones portables et de cigarettes. Alors qu’aucune denrée alimentaire n’a pu être transportée sur place depuis le mois de décembre 2022, fin juillet 2023, un convoi de 19 camions transportant 400 tonnes d’aide alimentaire a été bloqué à Kornidzor, le dernier village avant la frontière.

Les stocks de farine s’estompent peu à peu, et les habitants s’en remettent maintenant à un mélange moins riche afin de fabriquer un peu de pain. Sur les groupes Facebook, les habitants s’organisent et échangent leurs dernières réserves contre un peu de lait maternisé, ou quelques chocolats pour les enfants. Ils font désormais la queue toute la nuit pour espérer obtenir une miche de pain. Les transports sont à l’arrêt, faute de carburant. Un homme de 40 ans est mort de faim le 15 août.

Le 16 août 2023, les autorités arméniennes ont appelé le Conseil de sécurité de l’ONU à mettre fin au blocus. Des manifestations ont régulièrement lieu à Erevan, devant le siège de l’ONU, mais aussi dans d’autres villes du monde, comme Paris, Sydney ou Los Angeles. La situation sur place se détériore de jour en jour, et met à mal tout espoir de paix dans la région ; c’est d’ailleurs ce que dénonce un collectif féministe pour la paix en Azerbaïdjan.

La paix ne peut être atteinte dans ces conditions, mais ce n’est pas ce que cherchent les autorités azerbaïdjanaises. Leur politique est destinée à obliger les Arméniens de la région à partir ou à mourir, et c’est la raison pour laquelle le 18 août, l’Institut Lemkin pour la prévention des génocides a publié une alerte sur la situation dramatique au Haut-Karabakh.

La situation du Haut-Karabakh n’a provoqué que de timides réactions sur la scène internationale, et de nombreux États appellent les deux parties à rouvrir la circulation dans les deux sens. À l’ONU, seules la France et Malte ont dénoncé l’attitude de l"Azerbaïdjan. En Europe, personne, à part quelques activistes arméniens, ne dénonce l’accord sur le gaz. Pour mettre fin au blocus, il faudrait une réponse bien plus forte face à l’attitude de l’Azerbaïdjan.

Élodie Gavrilof, Historienne, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock/ Alexandros Michailidis


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